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Hermann Lüthi – un coutelier bernois visionnaire

Qui était l’autre fondateur de « Zürcher, Lüthi & Cie, St. Aubin » ? Cette question a été négligée dans la plupart des ouvrages concernant l’histoire de la moto suisse. À tort, car ce coutelier de formation, entrepreneur prospère et cycliste enthousiaste a su reconnaître très tôt les possibilités offertes par le commerce naissant des bicyclettes et, plus tard, par la fabrication de motocyclettes, d’automobiles et de bougies d’allumage.

Bien que Lüthi n’ait jamais fait fortune, au début du XXe siècle tous les amateurs de véhicules connaissaient la bougie « Luthi » et la marque « Zedel », une abréviation composée des initiales des noms de famille des fondateurs de l’entreprise, Ernest Zürcher et Hermann Lüthi.

Dans cet article, Hermann Lüthi est placé sous les feux des projecteurs, car il a longtemps mené, injustement, une existence dans l’ombre médiatique.

Par Christian Amoser et Luis Saavedra, traduction française automatique depuis l’allemande par Deepl.com adaptée par Lucia Gillioz, Jean-Pierre Graf et Rémi Thévenin

A gauche, assis avec les bras croisés, Ernest Zürcher – debout derrière la moto à gauche : Hermann Lüthi - debout derrière lui, Fritz Moser. (Source : Archives Ernest Zürcher, reproduit avec l'autorisation de la famille Fardel)


Un nouveau type de vélo

Un petit groupe de personnes, rassemblées autour d’un nouveau type de vélo, toutes vêtues d’épais manteaux dans le froid glacial de la rue principale de Neuchâtel, la rue du Seyon, écoute attentivement les explications des deux inventeurs. Quelques jours avant Noël de la dernière année d’un siècle déterminant dans l’histoire des transports publics motorisés, commence une nouvelle ère, celle du transport privé motorisé.

Vendredi 22 décembre 1899, deux Bernois présentent à quelques personnes intéressées une nouvelle machine qui fera parler d’elle dans tout Paris dans les prochaines années.

Pleins d’admiration, les quelques curieux écoutent attentivement les deux amateurs de bicyclettes connus dans toute la ville qui vantent les avantages d’un vélo n’ayant l’air de rien, équipé du moteur auxiliaire « Système Lüthi & Zürcher », presque invisible dans le brouillard qui surplombe la ville. Soudain, le marchand de bicyclettes, Hermann Lüthi, et son mécanicien, Ernest Zürcher, actionnent divers leviers sur la machine. Ils discutent vivement, comme s’il y avait encore un problème technique à résoudre, mais se mettent rapidement d’accord comment poursuivre. Ernest Zürcher, un cycliste expérimenté, enfourche le vélo et commence à pédaler prudemment et régulièrement tandis qu’Hermann Lüthi demande aux spectateurs de s’éloigner du véhicule, car des explosions sont sur le point de se faire entendre.Tout à coup, on entend un « teuf, teuf, teuf » régulier et puissant. Parmi les spectateurs ébahis figure un journaliste peu clairvoyant de la « Feuille d’Avis de Neuchâtel » qui, le lendemain, se contentera d’écrire une phrase très modeste sur cet événement qui se révélera bientôt être une vraie sensation.

Moins de trois semaines plus tard, le 13 janvier 1900 à 6h30, l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle accorde à Hermann Lüthi et Ernest Zürcher un brevet pour une « bicyclette à moteur perfectionnée », leur donnant ainsi une avance d’un mois, 11 jours et un quart d’heure sur les frères Dufaux et leur Motosacoche (24 février 1900 à 6h45).

Patent 1900
Dessin tiré du brevet de la "Bicyclette à moteur, perfectionnée"


Le magasin de vélos et l'amitié de deux "Vélocemen".

Pourtant cette histoire débute un peu plus d’une décennie plus tôt. En 1885, Hermann Lüthi, âgé de 20 ans, coutelier de formation, reprend la direction de la « Coutellerie Jacot » établie il y a longtemps dans la vieille ville de Neuchâtel. Ses capacités sont reconnues non seulement par la propriétaire, la veuve Howald, mais aussi par sa fille, Julie Sautter, qu’il épousera au printemps 1887. Hermann était un patron assidu et habile qui s’occupait non seulement de l’atelier mais aussi du comptoir du magasin et renouvelait régulièrement la gamme de produits de la coutellerie.

Coutellerie
Carte postale de la "Coutellerie H. Lüthi" dans la vieille ville de Neuchâtel, vers 1910

Passionné par les bicyclettes, il fonde son « Magasin de Vélocipèdes » en 1889 et se lance ainsi dans un nouveau secteur commercial. Cinq ans plus tard, son magasin de vélos sera rebaptisé « Au cheval d’acier”.

À la fin des années 1880, les jeunes gens aisés ont deux moyens de satisfaire leurs désirs de mobilité et de vitesse. Les plus traditionnels conservent le cheval, alors que les esprits modernes et férus de technologies choisissent évidemment le vélo. Dans les années 1870, l’industrie anglaise introduit sur le marché des bicyclettes légères, entièrement métalliques et à roues hautes, après quoi les innovations se succèderont. Chaque année, lors du Stanley Cycle Show, de nouveaux modèles prometteurs de la région de Coventry étaient présentés au public. Les élégantes bicyclettes à pédales s’étant avérées trop sujettes aux accidents sur les mauvaises routes, des recherches fiévreuses ont permis de les rendre plus sûres et plus rapides. En 1884, John Kemp Starley a présenté son Rover, dont le concept a finalement percé deux ans plus tard lors de sa troisième version – un simple cadre transversal contreventé, des roues de diamètre presque identique et une transmission par chaîne sur la roue arrière.

Le concept de cette bicyclette sécurisée, appelée « Safety Bicycle », était très convaincant. Grâce à un centre de gravité bas, on évite le risque de collision avec la tête et le rapport de vitesse peut désormais être choisi individuellement alors qu’avec les roues hautes à transmission directe, la longueur des jambes du conducteur définissait le rapport de vitesse et donc la vitesse maximale réalisable.

Quadrant
La première publicité de Lüthi pour le magasin de vélos. Le typographe avait écrit par erreur "Anadrant" au lieu de "Quadrant", FAN 26.06.1890

A la fin du mois de juin 1890, Lüthi place sa première annonce dans la « Feuille d’avis de Neuchâtel » (FAN). Fondé en 1738, le journal est , ensuite rebaptisé “ L’Express” et , est le plus ancien quotidien du monde encore en activité. Les publicités dans la FAN sont presque les seules sources d’informations disponibles pour le « Magasin de Vélocipèdes » de Lüthi. Elles nous donnent cependant une image assez claire des magasins de vélos à la fin du 19ème XIXe siècle. Il est intéressant de constater que Lüthi fait de la publicité pour des marques différentes presque chaque année. Au début, il ne proposait que des bicyclettes anglaises, puis allemandes (Adler, Viktoria, Naumann, Opel), françaises (Peugeot, Gladiator, Terrot) et enfin américaines (Cleveland, Rambler). Durant toutes ces années, il n’y a qu’une seule référence à un vélo de fabrication suisse (Basilisk). Dans la première publicité, il apparaît en tant qu’agent de “Quadrant” et de “George Townsend & Co”, dont sera issue “Royal Enfield”. D’autres marques anglaises connues telles que Rudge, Humber, Hillman, Swift, Centaur, Rover et Premier viendront compléter son assortiment.

Photo de studio non datée d'Ernest Zürcher avec un air victorieux, sur un Quadrant No 17, vers 1890. A cette époque, Hermann Lüthi était l'agent de Quadrant à Neuchâtel (Source : Archives Ernest Zürcher, reproduit avec l'autorisation de la famille Fardel)

La dernière décennie du XIXe siècle est passionnante à bien des égards. Grâce à la production de masse et à la rationalisation de la fabrication, le prix des bicyclettes chute fortement et correspond désormais au revenu d’une demi-année pour un ouvrier qualifié, soit de 300 à 450 francs suisses. Les améliorations techniques se succèdent rapidement et le cadre en forme de losange s’impose. Cette construction simple reste le summum pour les cadres métalliques en termes de stabilité et de poids. C’est à cette époque que la colonne de direction à roulements à billes, que l’on utilise encore aujourd’hui, prévaut sur la colonne à pivot, utilisée depuis l’époque des roues hautes. Cependant, l’invention décisive sera le pneumatique breveté par John Boyd Dunlop en 1888. Ce n’est qu’en 1891 que les frères Michelin présenteront un pneu amélioré pouvant être réparé sur le bord de la route. Le célèbre cycliste français Charles Terront remporte la même année, malgré de nombreuses crevaisons, la course « Paris-Brest-Paris » avec ce type de pneu. Il démontre ainsi à la fois la supériorité du pneu Michelin et l’immense diminution de la résistance au roulement par rapport aux pneus à caoutchouc plein ou à profil creux sur une distance de 1200 km, exceptionnelle pour l’époque.

Terront
Charles Terront, vainqueur du premier "Paris-Brest-Paris" en 1891 (source : La Vie au grand air 18.08.1901 ; gallica.bnf.fr, Musée Air France)

Au milieu des années 1890, Lüthi fait la publicité pour un vélo Peugeot équipé de « caoutchoucs creux », c’est-à-dire de pneus à profil creux, pour 345 francs. En payant un supplément de seulement 15%, l’acheteur reçoit le même vélo avec des pneumatiques de la marque française Gallus.

À propos de Peugeot, à partir de 1893, Lüthi se livre à une bataille publique et juridique dans le la FAN  avec son concurrent pour savoir qui serait le représentant légitime de la marque. Dans une annonce publique, Lüthi fait référence à l’importateur suisse Badertscher de Langnau, tandis que son concurrent, Faure, évoque une protection territoriale entre Grandson et Bienne, qu’il avait négociée directement avec la société Peugeot Frères de Valentigney en France près de la frontière. En 1896, cependant, tous deux perdent les droits de la marque au profit d’un autre concurrent, qui peut désormais fièrement s’appeler « seul représentant de la grande Marque Peugeot ».

À ses débuts, Lüthi ne passait que peu d’annonces pour son commerce. De la réclame au printemps pour les vélos d’occasion, et à l’automne pour les invendus. En habile commerçant, il encourage ses clients à acheter en fin de saison en leur donnant une corne et une lanterne, en plus d’une bonne remise en cas d’un paiement comptant. Dans ses annonces, il souligne qu’il offre un large choix d’accessoires et qu’il effectue les réparations rapidement et avec soin. Il distribue des catalogues et donne aussi des leçons de conduite car, dans les années 1890, les clients potentiels ne savaient pas tous faire de la bicyclette.

Pour les personnes intéressées à la technologie, une publicité dans la FAN de mars 1897 attire particulièrement l’attention. Il s’agit d’une bicyclette extrêmement légère de 8½ kilogrammes avec un cadre en aluminium. À l’époque, les tubes d’aluminium à paroi mince ne pouvaient encore être soudés, c’est pourquoi, les ingénieurs avaient mis au point différentes solutions. Humber (GB) expérimenta des assemblages par pression et serrage, qu’il appela “le Humber Brazeless”. Lu-Mi-Num (GB/F), en revanche, essaya des cadres moulés puis percés. La tentative la plus conventionnelle est celle de Ruppaley (F) qui propose des cadres en aluminium soudés. Toutes ces tentatives échouèrent, c’est pourquoi Lüthi n’a publié qu’une seule annonce à ce propos.

Aluminium
Affiche publicitaire pour la bicyclette extrêmement légère Rupalley avec un cadre en aluminium soudé (source : Bibliothèque nationale de France)

En 1830, avec la révolution de Juillet à Paris, les forces libérales européennes connurent un véritable élan et certains cantons de la Confédération Helvétique se dotèrent de constitutions démocratiques. En 1857, le canton de Neuchâtel se libéra complètement de l’emprise du roi de Prusse avec l’aide de la Confédération. En parallèle, les femmes réclamèrent également une meilleure place dans la société.

Amelie et Lisette
Deux vedettes de la course féminine en France en tenue cycliste typique vers 1896 : Amélie Le Gall, qui courait sous le pseudonyme de Lisette, et Gabrielle Etéogella sur des vélos Gladiator avec la chaîne à levier caractéristique de Simpson (Source : Collection Jules Beau ; gallica.bnf.fr, Bibliothèque nationale de France)

La bicyclette ne fascinait pas seulement les hommes mais aussi les femmes. Elles étaient hélas très désavantagées dans cette nouvelle activité car elles devaient d’abord inventer des vêtements adaptés aux bicyclettes et surtout réussir à les imposer dans la société. Chez les anglo-saxons, l’habit féminin pour le cyclisme était appelé « la robe rationnelle ». En France, on parle plutôt de « jupe-culotte ». Si la bicyclette ne fut pas le catalyseur, elle fût certainement un accélérateur de l’émancipation des femmes à la fin du XIXe siècle.

Les changements sociaux en Europe n’avaient pas échappé à l’attention de Hermann Lüthi. À partir du printemps 1897, il fait activement de la publicité auprès d’une nouvelle clientèle avec pour slogan: « Les plus belles bicyclettes pour dames se trouvent chez H. Luthi – Prix modiques ». Dès lors, il illustre un grand nombre de ses publicités dans la FAN avec une gracieuse cycliste.

Bicyclettes pour dames
Lüthi cible les femmes comme dans ces publicités à partir de 1897, FAN 01.04.1897

Le jeune commerçant voulait également se faire une place dans la société neuchâteloise. Il était alors membre du Club de tir et de l’association des horticulteurs, où il put montrer démontrer la qualité des outils de jardinage de la Coutellerie Jacot. Il rencontra des Vélocipédistes partageant les mêmes idées que lui au sein du Vélo-Club de Neuchâtel, reconstitué le 18 mars 1890. On ne sait s’il en a été l’initiateur, mais on sait qu’il était président du club en 1893.

Il est très jeune lorsqu’il rencontre Ernest Zürcher. Le Véloceman, comme s’appelaient les cyclistes suisse-romands à l’époque, grandit dans le quartier de la Matte à Berne et effectue un apprentissage complet de mécanicien télégraphiste à la Fabrique de Télégraphes Favarger (FAVAG) à Neuchâtel. Il invente un distributeur automatique à caramels et chocolat, qui fut installé dans de nombreuses gares. À la fin des années 1880, il passe quelque temps en Allemagne et en Italie pour se perfectionner.

Les membres du Vélo Club partageaient tous une même et grande amitié. Ainsi, le 12 août 1891, dans une annonce parue dans la FAN , la direction demande à ses membres d’assister au cortège funèbre de feu Jean Zürcher, le père de leur collègue Ernest Zürcher.

En 1897, celui-ci s’installe à son compte comme mécanicien dans un atelier au 117 rue du Parc à Neuchâtel. Le domaine d’activité exact de la société nouvellement créée n’est pas très documenté. Cependant, on sait que Zürcher a construit deux machines à vapeur pendant cette période. L’une d’entre elles a ensuite été donnée à l’Institut de physique de l’Université de Neuchâtel et une petite locomotive à vapeur entièrement fonctionnelle a trouvé sa place dans une des collections du Conservatoire National des Arts et Métiers de Paris.

Usine mecanique
Annonce pour l'atelier de mécanique d'Ernest Zürcher, FAN 16.06.1897

Ernest passe sa première annonce dans la FAN le 15 juin 1897. Il propose ses compétences en matière de constructions mécaniques de toutes sortes, de mécanique de précision et de réparations diverses. Il promet un travail rapide et soigné, ce dont nous ne doutons pas. Deux points sont à noter dans cette publicité. D’une part, Zürcher disposait déjà d’une connexion téléphonique à cette époque, ce qui n’est pas particulièrement surprenant compte tenu de sa profession, mais tout de même assez moderne pour l‘époque. D’autre part, le pied de page « Dépôt chez H. Luthi, Rue du Temple-Neuf », qui documente la première relation commerciale entre Hermann Lüthi et Ernest Zürcher, ce qui sera important pour la suite de notre histoire.

Le premier "Salon de l'Automobile" à Paris, 1898

Parmi les 140 000 visiteurs de la première Exposition Internationale d’Automobile, au moins deux d’entre eux venaient de Neuchâtel. Cette ville suisse moderne disposait, déjà à l’époque, d’une liaison ferroviaire directe avec la France. Ainsi, au cours de l’été 1898, les deux pionniers suisses de la construction de moteurs ont pu voyager confortablement en train jusqu’à Paris. Là, moyennant un droit d’entrée d’un franc, ils furent admis dans le jardin des Tuileries, où tous les grands noms du monde automobile tenaient un stand et présentaient les toutes dernières inventions de l’industrie automobile. Lors de cette exposition, les deux Suisses ont pu étudier en détail tous les derniers modèles de voitures, créer des contacts, s’informer sur les derniers accessoires et, bien sûr, entendre les derniers potins de Paris. Nous découvrirons six mois plus tard, dans un article de la Feuille d’Avis de Neuchâtel du 9 février 1899, ce que Hermann Lüthi et Ernest Zürcher âgés de 33 ans ont vécu à Paris et les décisions qu’ils y ont prises : la fondation d’une usine automobile.

Salon Paris
Affiche de la première exposition automobile à Paris en 1898 (Wikipedia)

Au départ, ils voulaient produire une automobile à trois roues et deux places, mais ils changèrent d’avis et optèrent pour un luxueux phaéton à quatre places. C’est ainsi que les deux futurs constructeurs automobiles imaginèrent leur voiture : « …. avec un moteur de 7 cv développé par leurs soins, doté de plusieurs vitesses et une marche arrière… les explosions seront déclenchées par des étincelles électriques… un ingénieux système d’eau protégera le moteur de la surchauffe… des freins permettront à l’automobile de forcer un arrêt immédiat si nécessaire. »

Mais cela n’arrivera jamais : les deux automobilistes enthousiastes fonderont finalement une usine de moteurs. L’entrepreneur Hermann Lüthi et le constructeur de moteurs Ernest Zürcher étaient-ils en désaccord, ou les ressources financières étaient-elles tout simplement trop faibles pour une production automobile à grande échelle ? Les premiers carters moteurs de leur nouvelle machine furent coulés, dès 1899, par nul autre que le pionnier suisse de la technologie de l’aluminium, Alfred Gautschi. Son atelier se trouvait alors encore à Fleurier, dans le Val de Travers – l’une des premières zones industrielles de Suisse.


Le moteur auxiliaire pour bicyclettes "Système Lüthi & Zürcher"

À la fin du XIXe siècle, les deux inventeurs rêvaient encore d’une usine automobile ; en particulier, Lüthi, qui s’imaginait baron de l’automobile, tandis que Zürcher concentrait son attention davantage sur la construction de moteurs. Au début du XXe siècle, cependant, ils durent revoir leurs objectifs à la baisse. Au lieu d’un phaéton moderne et luxueux, les deux acolytes développèrent un moteur auxiliaire pour bicyclettes. Lüthi, à contrecœur, dut repenser ses grandes visions et se contenter de la production d’un véhicule beaucoup plus petit et plus simple. Zürcher, quant à lui, put exploiter pleinement son talent dans la construction de moteurs et obtint un succès inattendu. Ils n’avaient pas seulement développé un moteur, mais aussi un concept innovateur : le « Systeme Lüthi & Zürcher ».

System Pecourt
Le système Lüthi & Zürcher tel que proposé par Pécourt à Paris (source : La Locomotion)

Ce système compact basé sur un principe modulaire est composé d’un petit moteur auxiliaire pour bicyclette avec une soupape automatique du côté de l’admission, qui s’ouvre par la dépression créée dans le cylindre au moment de l‘admission, solution technique simple utilisée sur de nombreux moteurs de l‘époque. Les premiers modèles étaient alors équipés d’un carburateur à léchage, très peu fiable, qui présentait le grand inconvénient d’introduire toujours plus de mélange de carburant dans la chambre de combustion, ce qui faisait accélérer le véhicule lorsque la route était cahoteuse et donc rendait la conduite particulièrement dangereuse. Pour que l’essence contenue dans le carburateur puisse bien s’évaporer, même en l’absence de cahots, le pot d’échappement servait en même temps de chauffage, car il était fixé directement sous le dépôt d’essence. C’est la marque Dinin, à Paris, qui fournit la batterie nécessaire à l’allumage. Elle est logée dans un compartiment du réservoir à côté de la bobine d’allumage fixée au tuyau de selle ou à côté de l’échappement sous le réservoir d’essence. Notons d‘ailleurs qu‘à l‘époque, la bobine d‘allumage se nomme “appareil d‘induction“. La batterie Dinin est un « accumulateur », rechargeable à l’atelier, et non une pile jetable, comme chez certains concurrents.

Première annonce en première page de la FAN du 27 avril 1900
Corrado Frera
Corrado Frera offrait déjà vers 1901 un NSU Vélo "Pfeil" avec le moteur éprouvé de Zürcher et Lüthi (source : TCI)

Puissance en chevaux : 1 ¼, 1 ½ ou 1 ¾.

Cylindrée : environ 230 cm3

vitesse de rotation : environ 1500 tr/min

Vitesse maximale : 35 km/h avec le carburateur de surface et 50 km/h avec le carburateur à pulvérisation (plus de 60 km/h en tant que machine de course).

Pente maximale : jusqu’à 8%.

Autonomie du réservoir d’essence : 40 – 50 km

Autonomie du système d’allumage : 2500-3000 km

Carburant : essence de 680 à 700°.

Poids : environ 35 kg

Prix de vente du système sans le vélo en francs suisses : Fr. 500.– plus Fr. 20.– pour le montage.

En France, Pécourt obtient le droit exclusif de vendre le système Lüthi & Zürcher dès 1900. Dès janvier 1901, il fait la publicité d’une Motocyclette « La Victoire » dans les quotidiens sportifs parisiens, ainsi que d’un « nouveau moteur breveté pour bicyclettes – le seul moteur qui puisse être installé dans tous les types de bicyclettes » – on dirait aujourd’hui « plug and play ». Ce fut un grand succès ; bientôt, des entreprises de renom telles que Peugeot, Griffon et Cotterau frappent à la porte de son magasin situé au 33, rue Brunel, dans le 17e arrondissement, non loin de la nouvelle et sensationnelle tour Eiffel.

Une des premières publicités dans L'Auto-Vélo Paris du 1er juin 1901 pour la moto "La Victoire"

La moto de Pécourt s’est également fait un nom grâce aux courses et au célèbre couple Jolivet. Tous deux appartenaient à l’écurie Pécourt et possédaient leurs propres machines : Jolivet I et Jolivet II. Mais la presse et surtout les photographes ne pouvaient détacher leurs yeux de Mme Jolivet.

Jolivet
Mme Jolivet au kilomètre de Deauville du 26 août 1902 sur un Pécourt à carburateur : 1 km en 58 secondes, elle réalise le neuvième temps (source : Collection Jules Beau)

Le moteur intégré « Systeme Lüthi & Zürcher » s’est rapidement révélé être un succès international. Au début du nouveau siècle, le petit moteur auxiliaire, léger mais stable, a permis à de nombreux fabricants de bicyclettes de se lancer dans la production de motos – entre autres Peugeot, NSU, Frera et BSA. Vers 1901, le jeune Belge Sylvain de Jong acquiert une licence pour la production de ces moteurs, qui sont alors très en vogue, surtout en France. Il fabrique lui-même des motocyclettes complètes équipées de ce système et fournit à toute l’Angleterre des moteurs auxiliaires pour bicyclette construits sous licence, sous la marque « Minerva » qui connaît un grand succès.

La petite usine de St. Aubin tourne à plein régime pour répondre à la demande mondiale de moteurs « Systeme Lüthi & Zürcher », c’est pourquoi le roi de l’aluminium en suisse, Alfred Gautschi, également submergé de commandes, doit ouvrir une nouvelle usine plus grande à Gontenschwil dès 1903, qui sera plus tard transférée à Menziken et est encore aujourd’hui active dans l’industrie de l’aluminium.

Enfin, le 8 janvier 1901, une société en commandite est fondée à St. Aubin : Zürcher, Lüthi & Co. Le nom de Zürcher apparaît alors devant celui de Lüthi. Ernest Zürcher avait-il pris en main l’entreprise ? Si l’on tient compte du fait que la majorité du capital nécessaire a été apporté par le banquier Georges Nicolas, on peut se demander quelles tâches ont été laissées à Hermann Lüthi, certainement déçu par la taille de l’entreprise. Ce qui est certain, c’est que lors de l’assemblée générale du 24 mars 1902, après seulement 14 mois, il a été décidé de dissoudre la société « Zürcher, Lüthi et Cie ». Hermann Lüthi s’est séparé de l’entreprise de moteurs de Zürcher et a suivi sa propre voie. L’usine de St. Aubin s’appelle désormais « Fabrique de moteurs et de machines (ancienne maison Zürcher, Lüthi et Cie.) », fondée le 2 avril 1902. Le 26 mai 1902, les marques « ZEDEL » et « ZL » furent également enregistrées.

Briefkopf
En-tête de la société qui a succédé à "Zürcher, Lüthi & Cie" (archive de Luis Saavedra)


Bougies d'allumages

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Publicité de “l'Agence de la Bougie Luthi ", Paris vers 1905 (source : L'Auto)

En avril 1902, Hermann Lüthi retourne à sa Coutellerie Jacot, liquide le stock de vélos restant et acquiert un brevet de bougie d’allumage de Rudolf Egg, le célèbre pionnier zurichois de l’automobile qui, pendant la première guerre mondiale, développera avec Fritz Moser une voiturette avec un moteur 4 cylindres de E. Zürcher.

À la même époque, Gottlob Honold invente l’allumage par magnéto à haute tension dans les ateliers Bosch de Bad Cannstatt, près de Stuttgart. Les électrodes des bougies d’allumage précédentes ne résistent pas aux températures plus élevées et à la compression plus forte que ce nouveau type de système d’allumage rend possibles et fondent, littéralement, dans la chambre de combustion du moteur.

Les électrodes de la bougie, que Lüthi avait fait fabriquer par la société Ed. Dubied, à Couvet, Val de Travers, étaient en nickel pur et très résistantes à la chaleur. Ces nouvelles bougies d’allumage ont connu un grand succès, notamment à Paris, épicentre de l’industrie automobile de l’époque. Tous les chauffeurs, automobilistes ou motocyclistes connaissaient la « Bougie Lüthi ». Les premiers succès en course (Lamberjack sur une moto Griffon) arrivent rapidement en novembre 1902. Alors que cette bougie devient de plus en plus populaire en France, “l’Agence de la Bougie Luthi » à Paris prend également de l’importance et amène le nom de Lüthi dans toute l’Europe, ainsi qu’à New York et même Sydney.

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Célèbre publicité pour la Bougie Luthi de Paris, 1905 (source : L'Auto)

Lorsque Rudolf Egg améliore ensuite son invention et développe une bougie d’allumage entièrement nouvelle et supérieure à la première « Bougie Luthi « , il garde cette fois le brevet pour lui-même. August Vogel, directeur de l’Agence de la Bougie Lüthi à Paris et propriétaire de la marque « Bougie Luthi « , en devient le dépositaire. Au grand dam d’Hermann Lüthi, Vogel a l’audace de produire et de commercialiser cette bougie sous le nom de « Nouvelle Bougie Luthi Véritas ».

Hermann Lüthi est déçu et furieux de constater que les ventes de sa bougie d’allumage fabriquée en Suisse s’effondrent et que la nouvelle bougie de Rudolf Egg, de plus commercialisée sous son nom, bat tous les records de vente et devient ainsi, à cette époque, l’une des bougies les plus performantes et les plus vendues au monde. Hermann Lüthi ne percevra pas un seul centime pour la nouvelle « Bougie Luthi « . Mais il ne se laisse pas abattre. Un an plus tard, à l’été 1904, il dépose un brevet pour une nouvelle bougie.

À cette époque, grâce aux progrès techniques, les vitesses de rotation et la compression des nouveaux moteurs ne cessent d’augmenter, de sorte que la « Bougie Luthi  » de Paris atteint ses limites. Son isolateur en porcelaine de forme cylindrique est fixé dans le culot par un écrou, l’étanchéité étant assurée par un anneau en amiante compressé entre les deux pièces. Au fil du temps et des heures de marche, l’état de ce joint se détériore en raison des températures élevées, et des fortes compressions, entraînant une fuite dans le corps même de la porcelaine et, par conséquent, une perte de puissance du moteur, accompagné d’un sifflement désagréable.

Bien que lew bougies soient démontables, les conducteurs de l’époque n’ont pas l’habitude de démonter entièrement la bougie pour remplacer les fragiles joints en amiante à titre préventif.

La nouvelle bougie de Lüthi possédait un isolateur conique emboité dans un cône femelle du corps de la bougie. La pression de la chambre de combustion du moteur renforçait l’étanchéité de la bougie. L’électrode était naturellement en nickel pur et l’isolateur en stéatite, un minéral réputé alors plus résistant que la porcelaine.

Veritas Libertas
Publicité pour la nouvelle bougie fabriquée à Neuchâtel par Hermann Lüthi (source : L'Auto)

En 1905, un grand conflit de marque éclate en France entre la « Bougie Luthi  » de Paris, celle de M. Egg distribuée par M. Lerède et la « Bougie Luthi  » de Neuchâtel, celle d’Hermann Lüthi, fabriqué par Dubied et distribuée par M. Amodruz pour lesquelles de la publicité est faite dans les mêmes journaux sous le même nom. Hermann Lüthi, le Suisse, perd et doit renommer sa bougie.

À partir de 1907, les ventes de la « Bougie Luthi » parisienne ne cessent de baisser, tandis que la bougie suisse de Hermann Lüthi, maintenant fabriquée sous les noms de « Presta », « EDCO » ou « Luthi Libertas », entame sa marche triomphale et conquiert toute l’Europe sur l’eau, sur terre et dans les airs.

Pourtant, au début de la Première Guerre mondiale, la production de la bougie d’allumage est définitivement arrêtée. Hermann Lüthi tombe malade et, atteint d’une grave néphrite (maladie des reins), il meurt le 9 janvier 1918 à l’âge de 53 ans dans sa maison à Neuchâtel.

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